Jérôme Ferrari répond aux questions d'élèves du Lycée français de Vienne
Pour la Semaine des lycées français du monde 2024 sur le thème de la francophonie, des rencontres ont été organisées entre des élèves et des personnalités, du monde de la culture notamment.
Ici, Gladys et Ismail, jeunes reporters internationaux (JRI) en première au Lycée français de Vienne (Autriche), échangent en visioconférence avec Jérôme Ferrari, enseignant de philosophie et écrivain, prix Goncourt 2012. M. Ferrari a d'ailleurs été en poste, en tant qu'enseignant de philosophie, dans des établissements du réseau d'enseignement français à l'étranger, à Alger et Abu Dhabi.
© AEFE
Jérôme Ferrari répond aux questions d'élèves du Lycée français de Vienne
[Ismaël]
Bonjour à toutes et à tous ! Aujourd'hui, dans le cadre de la Semaine des lycées français du monde, dans cette année où la thématique est la francophonie, nous avons l'opportunité d'interviewer une personnalité qui a marqué la littérature contemporaine.
À mes côtés, Gladis. Salut Gladis !
[Gladis]
Salut Ismaël !
Nous sommes élèves en première au lycée de Vienne. C'est vrai, aujourd'hui nous avons une chance incroyable. Notre invité n'est autre que Jérôme Ferrari, un auteur qui nous invite à réfléchir sur le monde et sur nous-même à travers ses œuvres fascinantes. Merci M. Ferrari d'avoir accepté notre invitation.
[Jérôme Ferrari]
Je vous en prie.
[Ismaël]
M. Jérôme Ferrari, vous êtes né en 1968 à Paris et vous êtes d'origine corse. Vous êtes auteur et traducteur de livres mais avant tout enseignant en philosophie.
[Gladis]
Vous avez écrit de nombreux livres dont certains reconnus comme, par exemple, Où j'ai laissé mon âme qui parle des victimes des guerres d'Indochine et d'Algérie, et Le Sermon sur la chute de Rome qui parle principalement du tragique de la condition humaine. Ce livre a d'ailleurs obtenu le prix Goncourt l'année de sa sortie en 2012.
[Ismaël]
Comme nous l'avons dit, vos parents sont corses. Vous habitez et enseignez en Corse au bout de votre parcours professionnel dans différents pays. Que représente la francophonie pour vous ?
[Jérôme Ferrari]
En fait, j'ai eu deux postes à l'étranger à l’AEFE. J'en ai eu un premier entre 2003 et 2007 au lycée international à Alger et puis un second entre 2012 et 2014 au lycée Louis-Massignon d'Abu Dhabi, aux Émirats. Donc le seul pays où il y avait beaucoup, beaucoup de gens qui parlaient français, et même presque tout le monde, c'était l'Algérie. Évidemment, aux Émirats, ce n'était pas le cas. La langue utilisée au quotidien, c'était l'anglais. Et j'ai eu l'occasion de rencontrer en Algérie, en plus de mes collègues algériens qui travaillaient au lycée français, des auteurs, des romanciers, qui écrivaient soit en arabe, soit en français.
Pour moi, du point de vue qui m'intéresse et qui est celui de la littérature, la francophonie, c'est des expériences diverses du français qui s'incarnent dans des œuvres qui sont aussi ancrées dans un territoire qui n’est pas la France et qui font un usage du français qui n’est pas exactement celui qu'on fait en France. Moi, j'aimerais que le concept de francophonie soit moins hiérarchisé que j'ai parfois l'impression qu'il l'est : d'abord le français de France comme modèle, et les français qu'on parle dans les autres pays francophones, comme variations plus ou moins exotiques du français. Ça me paraît particulièrement injuste puisque, en fait, le français de France fait aussi partie de la francophonie. La France est par définition un pays francophone au même titre que les autres pays francophones et, au regard de la richesse littéraire qu'on peut trouver (alors là, je pense notamment à un auteur africain que j'aime beaucoup qui s'appelle Ahmadou Kourouma), j'aimerais que la francophonie soit un grand espace où le français est accueilli dans tous les usages littéraires qu'il peut avoir. Je dis « littéraires » parce que, évidemment, c'est le domaine qui m'intéresse le plus.
[Gladis]
Merci. Vous avez débuté en tant que professeur de philosophie avant de devenir écrivain. Pourquoi avoir fait le choix de devenir enseignant et pourquoi avoir choisi cette discipline ?
[Jérôme Ferrari]
Alors là, c'est très simple. Je sais pas quelles sont vos spécialités en première à tous les deux mais, à mon époque, on ne pouvait pas faire de la philosophie en première comme vous pouvez le faire maintenant avec la spécialité HLP [humanités, littérature et philosophie], donc j'ai commencé la philosophie en terminale, comme c'était le cas, comme c'était obligatoire à l'époque, et je vais pas vous dire de bêtises mais je crois que, je sais pas moi au bout d'un mois de cours de philo, je savais que c'était ça que je voulais faire. Je n’avais absolument aucun doute, et bizarrement (je m'excuse auprès de mes collègues de lettre), l'enseignement de la littérature en première m'avait bien plu mais ça ne m'avait pas fait le même effet… alors, j'ai eu une espèce d'évidence immédiate que c'était ça que je voulais faire et après je n'ai jamais changé d'avis.
Évidemment quand on fait de la philo et qu'on est… comment dire… réaliste, et bien voilà, on se doute bien que ce qu'on va faire dans la vie, c'est certainement professeur de philosophie, ce qui m'allait très bien aussi. Quand j'étais au lycée, j'adorais faire des exposés ou ce genre de choses. Je me doutais que qu'enseigner me plairait beaucoup et je ne me suis pas trompé. En revanche, de fait, je n’'ai jamais rien écrit en philosophie moi. Tous les textes que j'ai écrits sont des textes littéraires. J'ai fait un petit texte sur Schopenhauer mais qui est plutôt un texte pédagogique, enfin ce n’est pas de la création en philosophie. Ces deux aspects de mon activité, je ne les vis pas séparément pourtant. En fait, j'ai toujours eu envie dès le début de mes études supérieures d'être prof de philo et d'écrire des romans. C'était un désir que j'avais qui était un peu plus ancien encore. Et bien, j'ai eu de la chance puisque j'ai réussi à faire les deux.
[Gladis]
En quoi donc la philosophie a influencé votre manière peut-être d'aborder la littérature ?
[Jérôme Ferrari]
C'est une question très difficile. Moi, j’aime pas beaucoup l'idée par exemple qu'un roman puisse être philosophique. Je trouve que quand on veut faire un texte philosophique, il faut le faire en philosophie. Et je trouve que le roman, c'est pas tellement le lieu de confrontation des concepts, c'est pas un lieu de l'abstraction. Dans un roman, on raconte une histoire, il y a des personnages, donc tout doit être concret, être incarné.
Pourtant, ce serait assez étonnant que mes lectures philosophiques ne m’aient pas influencé… et ce serait même sans doute impossible. Si bien que, alors même que je suis persuadé de jamais avoir fait de roman philosophique, je suis à peu près persuadé que mes lectures en philosophie m'ont influencé d'une manière ou d'une autre. Avec le temps, j’y ai réfléchi. Je pense que le goût qu'on peut avoir pour la littérature ou le goût qu'on peut avoir pour la philosophie, ou du moins pour une très grande partie de la philosophie, j'en excepte la logique ou des choses de ce genre-là, ce n'est pas si différent en fait. Sur l'intérêt qu'on peut avoir pour les thèmes. Par exemple, je reste persuadé que si on veut faire un cours de philosophie morale, c'est très bien de se référer aux Frères Karamazov de Dostoïevski, alors que, évidemment, c'est un roman, et ce n'est pas du tout un livre de philosophie. Mais il me semble qu’il y a des problèmes qui sont abordés avec les outils du roman (les personnages, les histoires, la fiction…) mais qui renvoient au fond à un même souci des problèmes qui sont ceux de l'existence humaine, à quoi a à faire aussi bien la philosophie que la littérature avec des outils différents. Voilà, c'est comme ça que je vois un peu les choses.
[Ismaël]
Vous avez dit que un roman ne peut pas être philosophique et vous n'aimez pas cette idée, alors c'est quoi la philosophie pour selon vous ?
[Jérôme Ferrari]
Alors, qu'est-ce que la philosophie… Il faudrait qu'on prévoie une intervention de plusieurs heures… qui risque d'être assez fastidieuse ! Vous savez que, en terminale, j'ai des collègues qui commencent par poser la question « qu'est-ce que la philosophie ? ». Moi, je n'ai jamais fait ça. Je préfère commencer à en faire plutôt que de me perdre dans des explications interminables. Et, évidemment, la philosophie est pleine elle-même de définitions de ce qu'est la philosophie et des définitions qui ne sont même pas toutes compatibles entre elles. Moi, il y a une définition que j'aime bien quoiqu’elle ne soit pas parfaite, c'est une définition que donne un philosophe du XXe siècle qui s'appelle Gilles Deleuze. Il dit que la philosophie c'est l'activité de création des concepts. Au moins, ça a le mérite d'être clair et technique. C'est-à-dire que dès que je manie ces choses qui s'appellent des concepts, alors je fais de la philosophie. Si je ne manie pas les concepts, je ne fais pas de philosophie et c'est grâce à cette petite distinction-là qu’un roman peut parler exactement de la même chose, au fond, qu’un livre de philosophie. Par exemple, je sais pas moi, sur un dilemme. J'ai pris l’exemple de Dostoïevski sur « qu'est-ce qu’un dilemme moral », « qu'est-ce que le mal », et ces questions, elles vont avoir des réponses qui sont tout à fait différentes en fonction du fait que la réponse est littéraire ou philosophique. La réponse philosophique devra se faire exclusivement à l'aide de concepts. Je trouve la définition de Deleuze pas mal parce que, en philosophie, on passe son temps à faire des distinctions conceptuelles, à comparer des concepts, à voir comment les grands philosophes ont inventé des concepts pour résoudre tel ou tel problème et, ce que j'aime encore plus dans la définition de Deleuze, c'est sa technicité. Ça veut dire que tout le monde s'intéresse au sens de la vie, à des questions qui sont plus ou moins métaphysiques mais tout le monde fait pas de philosophie parce que tout le monde n’aborde pas ces questions-là en utilisant ces outils techniques que sont les concepts.
[Ismaël]
Que représente l'écriture pour vous ?
[Jérôme Ferrari]
Alors en fait, je pense que l’on commence à écrire avant de se poser ce genre de questions. On se les pose après. Moi, j'écris depuis très, très longtemps. J'ai dû commencer à écrire au collège, enfin peut-être même avant, et ma motivation pour ça, c'était tout bêtement que ça me plaisait et que je trouvais que c'était une manière de passer son temps qui en valait bien une autre et qui était source pour moi de beaucoup de plaisir. Alors, je lisais beaucoup aussi et je pense que c'est en ayant l'expérience du plaisir que peut apporter une fiction romanesque en tant que lecteur que ça donne envie d'en écrire, d’essayer d'en écrire une soi-même. Et donc je l'ai fait bien avant de me demander ce que ça pouvait représenter. Alors, une fois que j'ai précisé ça, pour ne pas qu'on pense que j'ai d'abord une représentation de la chose avant de la faire, une fois qu'on a écrit, ce n'est pas mal de se poser cette question-là. À savoir, à quoi ça sert de raconter une histoire ? Là encore, je ne prétends pas que ma réponse ait une portée universelle ni même générale. Il y a plein de manières d'écrire des romans.
Le roman, c'est pour moi une mode de mise en relation et peut-être même de connaissance du monde. C'est d'ailleurs pour ça que j'ai toujours beaucoup, beaucoup, aimé lire des romans de littérature étrangère, parce que ça m'a donné l'impression d'avoir une ouverture sur un monde qui m'était autrement inaccessible. Donc, pour moi, l'écriture romanesque c'est ça. C'est une façon d'avoir un type de connaissance du monde et, en quelque sorte, d'avoir le contact avec une espèce de vérité. J'ai une conception très classique de l'écriture. C'est cette conception de l'art comme ouverture vers la vérité. Je ne suis pas sûr qu'elle ait beaucoup la côte en ce moment mais, moi, c'est celle qui me paraît le plus convaincant. Et bien sûr rien n’interdit aussi de lire des romans parce que c'est distrayant mais l'intérêt majeur pour moi c'est celui-ci.
[Ismaël]
Vos romans abordent souvent des thématiques profondes telles que le déclin, la mémoire et l'héritage. En quoi ces thèmes sont-ils importants pour vous ?
[Jérôme Ferrari]
Alors, je vais encore être un peu décevant mais c'est très, très compliqué de dire pourquoi un thème est important pour nous. C'est un peu demander à quelqu'un pourquoi il aime les maths et à un autre pourquoi il préfère l'histoire-géo. On a des affinités avec des disciplines, avec des activités, avec des questions, dont il est très, très difficile de rendre compte. Alors… tiens ! ça répondra un peu mieux à la question à laquelle j'ai mal répondu au début, mais les préoccupations de mes romans sont très souvent des préoccupations métaphysiques. Alors, sans que ça fasse de mes romans des textes de philosophie, ça montre qu'en fait les choses qui m'interpellent et qui m'intéressent dans la philosophie, c'est les mêmes que celles qui m'intéressent dans la littérature et, tous les thèmes que vous venez de citer, ils sont communs aux deux. Alors moi, il me semble important, mais je comprends très bien qu’il ne le semble pas à tout le monde et que il puisse y avoir une autre vision de ces choses-là…
[Gladis]
Dans votre livre Le Sermon de la chute de Rome, vous écrivez « le démiurge n'est pas le Dieu créateur. Il ne sait même pas qu'il construit un monde. Il fait une œuvre d'homme, pierre après pierre, et bientôt sa création lui échappe et le dépasse et, s'il ne la détruit pas, c'est elle qui le détruit. » En tant qu’auteur, est-ce que vous vous considérez comme un démiurge ?
[Jérôme Ferrari]
Il y avait une définition qu'on trouve chez Leibnitz, dans un tout petit texte, alors… dans un tout autre contexte… où il dit que les romans, c'est comme des « petits mondes possibles ». J'aime bien cette idée moi que ce soit des petits mondes possibles, alors tous petits hein ! Tous petits, limités, avec pas beaucoup d'éléments dedans, etc. Mais si on prend cette définition, alors oui le romancier est le petit créateur d'un petit monde possible. Il est astreint peut-être aux mêmes conditions que l'est le Dieu de Leibnitz. Par exemple, dans un roman, quand on le construit, il faut essayer que tout ce qui se passe, que les événements n’entrent pas en contradiction les uns avec les autres, qu'il y ait une forme de cohérence, etc. Tout ce qui est nécessaire à faire un monde, sauf que c'est tout petit… Alors, attention hein, ça ne veut pas dire que je compare le romancier à une espèce de Dieu créateur. J'ai dit « petit démiurge », qui fabrique un tout petit monde, mais c'est déjà sympa comme activité.
[Gladis]
Bon, je reviens un peu sur le thème de la littérature… Selon vous, quel est le rôle de la littérature dans la société d'aujourd'hui ?
[Jérôme Ferrari]
Ah là là ! Je ne sais pas. Si j'étais très, très pessimiste, je dirais que… enfin si j'étais pessimiste, je dirais que peut-être que la fiction littéraire, telle qu'on l'a connue notamment depuis le XIXe siècle, n’en a plus pour longtemps. Mais en même temps, comme c'est un diagnostic qui est posé à peu près tous les dix ans, je pense qu'on peut être un peu plus optimiste que ça puisque tout le monde annonce la mort du roman tout le temps. Donc, vraiment, c'est une question qui m'inquiète parce que j'ai l'impression que globalement, mais encore une fois c'est peut-être des impressions pessimistes, le contact avec les textes longs devient de plus en plus difficile et que, quand on regarde les livres qui se vendent le plus, c'est plutôt des ouvrages de pure distraction. Là, en ce moment, le genre qui a vraiment le vent en poupe, c'est la romance et notamment la dark romance, ça c'est les choses qui se vendent le plus. Alors, je suis toujours content que les gens lisent. Il vaut mieux lire quelque chose que rien…Quoi que je ne sais pas… [rires] mais évidemment toutes ces progression-là, c'est un peu au détriment sans doute de ce qu'on appelle la fiction littéraire. Je ne suis pas sûr que ça aille très bien mais en fait, en général, quand on fait des prophéties, on a tendance à se tromper systématiquement, donc il vaut mieux continuer à écrire et attendre de voir ce qui se passe avant de se mettre à pleurer.
[Ismaël]
Auriez-vous des conseils de lecture pour les lycéens d'aujourd'hui ?
[Jérôme Ferrari]
J'en donne toujours plein moi à mes élèves et j’essaye de leur parler de bouquin ou de leur donner des extraits qui peuvent leur donner envie de lire. En même temps je ne suis pas sûr que la figure du lycéen d'aujourd'hui soit très, très cohérente, hein ! Heureusement, je pense qu'il y a à peu près autant de diversité parmi les lycéens que parmi le reste de la population humaine et que, un conseil qui est bon pour quelqu'un, il ne l'est pas nécessairement pour l'autre.
Alors, un conseil orienté pour les lycéens… Il y a un auteur russe assez peu connu que j'aime beaucoup, peut-être que vous avez étudié ou au moins entendu parler d'une pièce d'Albert Camus qui s'appelle Les Justes. Ça raconte comment un groupe de révolutionnaires russes a tué le grand-duc Serge à Saint-Pétersbourg dans un attentat en 1905. Et Camus montre les membres du commando qui a tué le grand-duc Serge est en proie à de grandes tensions morales, face à des dilemmes insolubles. Et en fait, il y a un roman russe de quelqu'un qui s'appelle Boris Savinkov qui s'appelle Le Cheval blême, qui est un tout petit, qui n’est pas un très gros roman, qui raconte la même histoire, sauf que Boris Savinkov (la personne qui a écrit Le Cheval blême), c'est lui qui était à la tête du commando qui a tué le grand-duc Serge. Et pourtant, le texte de Camus est plus fidèle aux événements historiques que le roman de Savinkov, ce qui m'a toujours beaucoup, beaucoup étonné. Savinkov, il n’a pas écrit beaucoup. Bon, il a écrit quand même Le Cheval blême, Le Cheval noir et puis… (c'est les chevaux de l’apocalypse) et puis il a fait un autre roman qui est plus gros et dont évidemment le titre m'échappe maintenant, mais c'est du Cheval blême que je voulais parler. D'abord, je pense que c'est un petit chef-d’œuvre et que c’est une très bonne porte d'entrée dans la littérature russe par exemple et, qu'en plus, si on a lu ou si on a fait Les Justes de Camus en classe, la comparaison est très, très intéressante.
[Ismaël]
Alors, M. Jérôme Ferrari, ce sera tout pour aujourd'hui. Merci d'avoir pris le temps de répondre à nos questions. Nous sommes très heureux de ces échanges et nous vous souhaitons une bonne continuation.
[Jérôme Ferrari]
Merci beaucoup merci à vous deux.
Bonjour à toutes et à tous ! Aujourd'hui, dans le cadre de la Semaine des lycées français du monde, dans cette année où la thématique est la francophonie, nous avons l'opportunité d'interviewer une personnalité qui a marqué la littérature contemporaine.
À mes côtés, Gladis. Salut Gladis !
[Gladis]
Salut Ismaël !
Nous sommes élèves en première au lycée de Vienne. C'est vrai, aujourd'hui nous avons une chance incroyable. Notre invité n'est autre que Jérôme Ferrari, un auteur qui nous invite à réfléchir sur le monde et sur nous-même à travers ses œuvres fascinantes. Merci M. Ferrari d'avoir accepté notre invitation.
[Jérôme Ferrari]
Je vous en prie.
[Ismaël]
M. Jérôme Ferrari, vous êtes né en 1968 à Paris et vous êtes d'origine corse. Vous êtes auteur et traducteur de livres mais avant tout enseignant en philosophie.
[Gladis]
Vous avez écrit de nombreux livres dont certains reconnus comme, par exemple, Où j'ai laissé mon âme qui parle des victimes des guerres d'Indochine et d'Algérie, et Le Sermon sur la chute de Rome qui parle principalement du tragique de la condition humaine. Ce livre a d'ailleurs obtenu le prix Goncourt l'année de sa sortie en 2012.
[Ismaël]
Comme nous l'avons dit, vos parents sont corses. Vous habitez et enseignez en Corse au bout de votre parcours professionnel dans différents pays. Que représente la francophonie pour vous ?
[Jérôme Ferrari]
En fait, j'ai eu deux postes à l'étranger à l’AEFE. J'en ai eu un premier entre 2003 et 2007 au lycée international à Alger et puis un second entre 2012 et 2014 au lycée Louis-Massignon d'Abu Dhabi, aux Émirats. Donc le seul pays où il y avait beaucoup, beaucoup de gens qui parlaient français, et même presque tout le monde, c'était l'Algérie. Évidemment, aux Émirats, ce n'était pas le cas. La langue utilisée au quotidien, c'était l'anglais. Et j'ai eu l'occasion de rencontrer en Algérie, en plus de mes collègues algériens qui travaillaient au lycée français, des auteurs, des romanciers, qui écrivaient soit en arabe, soit en français.
Pour moi, du point de vue qui m'intéresse et qui est celui de la littérature, la francophonie, c'est des expériences diverses du français qui s'incarnent dans des œuvres qui sont aussi ancrées dans un territoire qui n’est pas la France et qui font un usage du français qui n’est pas exactement celui qu'on fait en France. Moi, j'aimerais que le concept de francophonie soit moins hiérarchisé que j'ai parfois l'impression qu'il l'est : d'abord le français de France comme modèle, et les français qu'on parle dans les autres pays francophones, comme variations plus ou moins exotiques du français. Ça me paraît particulièrement injuste puisque, en fait, le français de France fait aussi partie de la francophonie. La France est par définition un pays francophone au même titre que les autres pays francophones et, au regard de la richesse littéraire qu'on peut trouver (alors là, je pense notamment à un auteur africain que j'aime beaucoup qui s'appelle Ahmadou Kourouma), j'aimerais que la francophonie soit un grand espace où le français est accueilli dans tous les usages littéraires qu'il peut avoir. Je dis « littéraires » parce que, évidemment, c'est le domaine qui m'intéresse le plus.
[Gladis]
Merci. Vous avez débuté en tant que professeur de philosophie avant de devenir écrivain. Pourquoi avoir fait le choix de devenir enseignant et pourquoi avoir choisi cette discipline ?
[Jérôme Ferrari]
Alors là, c'est très simple. Je sais pas quelles sont vos spécialités en première à tous les deux mais, à mon époque, on ne pouvait pas faire de la philosophie en première comme vous pouvez le faire maintenant avec la spécialité HLP [humanités, littérature et philosophie], donc j'ai commencé la philosophie en terminale, comme c'était le cas, comme c'était obligatoire à l'époque, et je vais pas vous dire de bêtises mais je crois que, je sais pas moi au bout d'un mois de cours de philo, je savais que c'était ça que je voulais faire. Je n’avais absolument aucun doute, et bizarrement (je m'excuse auprès de mes collègues de lettre), l'enseignement de la littérature en première m'avait bien plu mais ça ne m'avait pas fait le même effet… alors, j'ai eu une espèce d'évidence immédiate que c'était ça que je voulais faire et après je n'ai jamais changé d'avis.
Évidemment quand on fait de la philo et qu'on est… comment dire… réaliste, et bien voilà, on se doute bien que ce qu'on va faire dans la vie, c'est certainement professeur de philosophie, ce qui m'allait très bien aussi. Quand j'étais au lycée, j'adorais faire des exposés ou ce genre de choses. Je me doutais que qu'enseigner me plairait beaucoup et je ne me suis pas trompé. En revanche, de fait, je n’'ai jamais rien écrit en philosophie moi. Tous les textes que j'ai écrits sont des textes littéraires. J'ai fait un petit texte sur Schopenhauer mais qui est plutôt un texte pédagogique, enfin ce n’est pas de la création en philosophie. Ces deux aspects de mon activité, je ne les vis pas séparément pourtant. En fait, j'ai toujours eu envie dès le début de mes études supérieures d'être prof de philo et d'écrire des romans. C'était un désir que j'avais qui était un peu plus ancien encore. Et bien, j'ai eu de la chance puisque j'ai réussi à faire les deux.
[Gladis]
En quoi donc la philosophie a influencé votre manière peut-être d'aborder la littérature ?
[Jérôme Ferrari]
C'est une question très difficile. Moi, j’aime pas beaucoup l'idée par exemple qu'un roman puisse être philosophique. Je trouve que quand on veut faire un texte philosophique, il faut le faire en philosophie. Et je trouve que le roman, c'est pas tellement le lieu de confrontation des concepts, c'est pas un lieu de l'abstraction. Dans un roman, on raconte une histoire, il y a des personnages, donc tout doit être concret, être incarné.
Pourtant, ce serait assez étonnant que mes lectures philosophiques ne m’aient pas influencé… et ce serait même sans doute impossible. Si bien que, alors même que je suis persuadé de jamais avoir fait de roman philosophique, je suis à peu près persuadé que mes lectures en philosophie m'ont influencé d'une manière ou d'une autre. Avec le temps, j’y ai réfléchi. Je pense que le goût qu'on peut avoir pour la littérature ou le goût qu'on peut avoir pour la philosophie, ou du moins pour une très grande partie de la philosophie, j'en excepte la logique ou des choses de ce genre-là, ce n'est pas si différent en fait. Sur l'intérêt qu'on peut avoir pour les thèmes. Par exemple, je reste persuadé que si on veut faire un cours de philosophie morale, c'est très bien de se référer aux Frères Karamazov de Dostoïevski, alors que, évidemment, c'est un roman, et ce n'est pas du tout un livre de philosophie. Mais il me semble qu’il y a des problèmes qui sont abordés avec les outils du roman (les personnages, les histoires, la fiction…) mais qui renvoient au fond à un même souci des problèmes qui sont ceux de l'existence humaine, à quoi a à faire aussi bien la philosophie que la littérature avec des outils différents. Voilà, c'est comme ça que je vois un peu les choses.
[Ismaël]
Vous avez dit que un roman ne peut pas être philosophique et vous n'aimez pas cette idée, alors c'est quoi la philosophie pour selon vous ?
[Jérôme Ferrari]
Alors, qu'est-ce que la philosophie… Il faudrait qu'on prévoie une intervention de plusieurs heures… qui risque d'être assez fastidieuse ! Vous savez que, en terminale, j'ai des collègues qui commencent par poser la question « qu'est-ce que la philosophie ? ». Moi, je n'ai jamais fait ça. Je préfère commencer à en faire plutôt que de me perdre dans des explications interminables. Et, évidemment, la philosophie est pleine elle-même de définitions de ce qu'est la philosophie et des définitions qui ne sont même pas toutes compatibles entre elles. Moi, il y a une définition que j'aime bien quoiqu’elle ne soit pas parfaite, c'est une définition que donne un philosophe du XXe siècle qui s'appelle Gilles Deleuze. Il dit que la philosophie c'est l'activité de création des concepts. Au moins, ça a le mérite d'être clair et technique. C'est-à-dire que dès que je manie ces choses qui s'appellent des concepts, alors je fais de la philosophie. Si je ne manie pas les concepts, je ne fais pas de philosophie et c'est grâce à cette petite distinction-là qu’un roman peut parler exactement de la même chose, au fond, qu’un livre de philosophie. Par exemple, je sais pas moi, sur un dilemme. J'ai pris l’exemple de Dostoïevski sur « qu'est-ce qu’un dilemme moral », « qu'est-ce que le mal », et ces questions, elles vont avoir des réponses qui sont tout à fait différentes en fonction du fait que la réponse est littéraire ou philosophique. La réponse philosophique devra se faire exclusivement à l'aide de concepts. Je trouve la définition de Deleuze pas mal parce que, en philosophie, on passe son temps à faire des distinctions conceptuelles, à comparer des concepts, à voir comment les grands philosophes ont inventé des concepts pour résoudre tel ou tel problème et, ce que j'aime encore plus dans la définition de Deleuze, c'est sa technicité. Ça veut dire que tout le monde s'intéresse au sens de la vie, à des questions qui sont plus ou moins métaphysiques mais tout le monde fait pas de philosophie parce que tout le monde n’aborde pas ces questions-là en utilisant ces outils techniques que sont les concepts.
[Ismaël]
Que représente l'écriture pour vous ?
[Jérôme Ferrari]
Alors en fait, je pense que l’on commence à écrire avant de se poser ce genre de questions. On se les pose après. Moi, j'écris depuis très, très longtemps. J'ai dû commencer à écrire au collège, enfin peut-être même avant, et ma motivation pour ça, c'était tout bêtement que ça me plaisait et que je trouvais que c'était une manière de passer son temps qui en valait bien une autre et qui était source pour moi de beaucoup de plaisir. Alors, je lisais beaucoup aussi et je pense que c'est en ayant l'expérience du plaisir que peut apporter une fiction romanesque en tant que lecteur que ça donne envie d'en écrire, d’essayer d'en écrire une soi-même. Et donc je l'ai fait bien avant de me demander ce que ça pouvait représenter. Alors, une fois que j'ai précisé ça, pour ne pas qu'on pense que j'ai d'abord une représentation de la chose avant de la faire, une fois qu'on a écrit, ce n'est pas mal de se poser cette question-là. À savoir, à quoi ça sert de raconter une histoire ? Là encore, je ne prétends pas que ma réponse ait une portée universelle ni même générale. Il y a plein de manières d'écrire des romans.
Le roman, c'est pour moi une mode de mise en relation et peut-être même de connaissance du monde. C'est d'ailleurs pour ça que j'ai toujours beaucoup, beaucoup, aimé lire des romans de littérature étrangère, parce que ça m'a donné l'impression d'avoir une ouverture sur un monde qui m'était autrement inaccessible. Donc, pour moi, l'écriture romanesque c'est ça. C'est une façon d'avoir un type de connaissance du monde et, en quelque sorte, d'avoir le contact avec une espèce de vérité. J'ai une conception très classique de l'écriture. C'est cette conception de l'art comme ouverture vers la vérité. Je ne suis pas sûr qu'elle ait beaucoup la côte en ce moment mais, moi, c'est celle qui me paraît le plus convaincant. Et bien sûr rien n’interdit aussi de lire des romans parce que c'est distrayant mais l'intérêt majeur pour moi c'est celui-ci.
[Ismaël]
Vos romans abordent souvent des thématiques profondes telles que le déclin, la mémoire et l'héritage. En quoi ces thèmes sont-ils importants pour vous ?
[Jérôme Ferrari]
Alors, je vais encore être un peu décevant mais c'est très, très compliqué de dire pourquoi un thème est important pour nous. C'est un peu demander à quelqu'un pourquoi il aime les maths et à un autre pourquoi il préfère l'histoire-géo. On a des affinités avec des disciplines, avec des activités, avec des questions, dont il est très, très difficile de rendre compte. Alors… tiens ! ça répondra un peu mieux à la question à laquelle j'ai mal répondu au début, mais les préoccupations de mes romans sont très souvent des préoccupations métaphysiques. Alors, sans que ça fasse de mes romans des textes de philosophie, ça montre qu'en fait les choses qui m'interpellent et qui m'intéressent dans la philosophie, c'est les mêmes que celles qui m'intéressent dans la littérature et, tous les thèmes que vous venez de citer, ils sont communs aux deux. Alors moi, il me semble important, mais je comprends très bien qu’il ne le semble pas à tout le monde et que il puisse y avoir une autre vision de ces choses-là…
[Gladis]
Dans votre livre Le Sermon de la chute de Rome, vous écrivez « le démiurge n'est pas le Dieu créateur. Il ne sait même pas qu'il construit un monde. Il fait une œuvre d'homme, pierre après pierre, et bientôt sa création lui échappe et le dépasse et, s'il ne la détruit pas, c'est elle qui le détruit. » En tant qu’auteur, est-ce que vous vous considérez comme un démiurge ?
[Jérôme Ferrari]
Il y avait une définition qu'on trouve chez Leibnitz, dans un tout petit texte, alors… dans un tout autre contexte… où il dit que les romans, c'est comme des « petits mondes possibles ». J'aime bien cette idée moi que ce soit des petits mondes possibles, alors tous petits hein ! Tous petits, limités, avec pas beaucoup d'éléments dedans, etc. Mais si on prend cette définition, alors oui le romancier est le petit créateur d'un petit monde possible. Il est astreint peut-être aux mêmes conditions que l'est le Dieu de Leibnitz. Par exemple, dans un roman, quand on le construit, il faut essayer que tout ce qui se passe, que les événements n’entrent pas en contradiction les uns avec les autres, qu'il y ait une forme de cohérence, etc. Tout ce qui est nécessaire à faire un monde, sauf que c'est tout petit… Alors, attention hein, ça ne veut pas dire que je compare le romancier à une espèce de Dieu créateur. J'ai dit « petit démiurge », qui fabrique un tout petit monde, mais c'est déjà sympa comme activité.
[Gladis]
Bon, je reviens un peu sur le thème de la littérature… Selon vous, quel est le rôle de la littérature dans la société d'aujourd'hui ?
[Jérôme Ferrari]
Ah là là ! Je ne sais pas. Si j'étais très, très pessimiste, je dirais que… enfin si j'étais pessimiste, je dirais que peut-être que la fiction littéraire, telle qu'on l'a connue notamment depuis le XIXe siècle, n’en a plus pour longtemps. Mais en même temps, comme c'est un diagnostic qui est posé à peu près tous les dix ans, je pense qu'on peut être un peu plus optimiste que ça puisque tout le monde annonce la mort du roman tout le temps. Donc, vraiment, c'est une question qui m'inquiète parce que j'ai l'impression que globalement, mais encore une fois c'est peut-être des impressions pessimistes, le contact avec les textes longs devient de plus en plus difficile et que, quand on regarde les livres qui se vendent le plus, c'est plutôt des ouvrages de pure distraction. Là, en ce moment, le genre qui a vraiment le vent en poupe, c'est la romance et notamment la dark romance, ça c'est les choses qui se vendent le plus. Alors, je suis toujours content que les gens lisent. Il vaut mieux lire quelque chose que rien…Quoi que je ne sais pas… [rires] mais évidemment toutes ces progression-là, c'est un peu au détriment sans doute de ce qu'on appelle la fiction littéraire. Je ne suis pas sûr que ça aille très bien mais en fait, en général, quand on fait des prophéties, on a tendance à se tromper systématiquement, donc il vaut mieux continuer à écrire et attendre de voir ce qui se passe avant de se mettre à pleurer.
[Ismaël]
Auriez-vous des conseils de lecture pour les lycéens d'aujourd'hui ?
[Jérôme Ferrari]
J'en donne toujours plein moi à mes élèves et j’essaye de leur parler de bouquin ou de leur donner des extraits qui peuvent leur donner envie de lire. En même temps je ne suis pas sûr que la figure du lycéen d'aujourd'hui soit très, très cohérente, hein ! Heureusement, je pense qu'il y a à peu près autant de diversité parmi les lycéens que parmi le reste de la population humaine et que, un conseil qui est bon pour quelqu'un, il ne l'est pas nécessairement pour l'autre.
Alors, un conseil orienté pour les lycéens… Il y a un auteur russe assez peu connu que j'aime beaucoup, peut-être que vous avez étudié ou au moins entendu parler d'une pièce d'Albert Camus qui s'appelle Les Justes. Ça raconte comment un groupe de révolutionnaires russes a tué le grand-duc Serge à Saint-Pétersbourg dans un attentat en 1905. Et Camus montre les membres du commando qui a tué le grand-duc Serge est en proie à de grandes tensions morales, face à des dilemmes insolubles. Et en fait, il y a un roman russe de quelqu'un qui s'appelle Boris Savinkov qui s'appelle Le Cheval blême, qui est un tout petit, qui n’est pas un très gros roman, qui raconte la même histoire, sauf que Boris Savinkov (la personne qui a écrit Le Cheval blême), c'est lui qui était à la tête du commando qui a tué le grand-duc Serge. Et pourtant, le texte de Camus est plus fidèle aux événements historiques que le roman de Savinkov, ce qui m'a toujours beaucoup, beaucoup étonné. Savinkov, il n’a pas écrit beaucoup. Bon, il a écrit quand même Le Cheval blême, Le Cheval noir et puis… (c'est les chevaux de l’apocalypse) et puis il a fait un autre roman qui est plus gros et dont évidemment le titre m'échappe maintenant, mais c'est du Cheval blême que je voulais parler. D'abord, je pense que c'est un petit chef-d’œuvre et que c’est une très bonne porte d'entrée dans la littérature russe par exemple et, qu'en plus, si on a lu ou si on a fait Les Justes de Camus en classe, la comparaison est très, très intéressante.
[Ismaël]
Alors, M. Jérôme Ferrari, ce sera tout pour aujourd'hui. Merci d'avoir pris le temps de répondre à nos questions. Nous sommes très heureux de ces échanges et nous vous souhaitons une bonne continuation.
[Jérôme Ferrari]
Merci beaucoup merci à vous deux.
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